Un lexique
mathématique bilingue
pour aider les élèves immigrant.es
nouvellement arrivé.es au secondaire
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Guilhem Bénard
Doctorant et chargé de cours au département de didactique des langues de l’Université du Québec à Montréal
Valérie Amireault
Professeure au Département de didactique des langues de l’université du Québec à Montréal
Le recours à la langue d’origine en mathématiques
Lors de l’intégration d’élèves immigrant.es nouvellement arrivé.es en classe d’accueil au secondaire, les acteur.trices du milieu scolaire sont des personnes-clés pour les aider vers l’acquisition de compétences linguistiques suffisantes pour éventuellement intégrer la classe ordinaire. Cependant, il est essentiel de faire une distinction entre les compétences linguistiques générales et celles spécifiques aux mathématiques. Les compétences linguistiques générales permettent aux élèves de communiquer, mais elles ne garantissent pas nécessairement la capacité à résoudre des problèmes mathématiques (Millon-Faure, 2014 ; 2019). Cette situation découle du fait qu’en étant confronté.es à des tâches mathématiques, les élèves doivent s’adapter à un nouveau lexique ainsi qu’à de nouveaux contextes d’utilisation de la langue, ce qui requiert l’utilisation de processus cognitifs différents. Par conséquent, cela engendre une pression supplémentaire sur leur système de production et de compréhension de la langue, entraînant souvent des ruptures dans la communication. Les élèves doivent donc éventuellement acquérir des compétences linguistiques spécifiques aux mathématiques, bien que cela puisse prendre plusieurs années avant que ces compétences ne soient automatisées (Millon-Faure, 2014). Bref, en classe d’accueil, l’accent est mis essentiellement sur le développement des compétences linguistiques générales (l’oral, la lecture et l’écriture), ce qui signifie que les compétences linguistiques liées aux mathématiques ne sont pas nécessairement acquises.Ainsi, l’utilisation de la langue d’origine des élèves nouvellement arrivé.es peut constituer un atout important pour les enseignant.es de mathématiques du secondaire qui œuvrent auprès des élèves en classe d’accueil ou encore auprès des élèves qui sont passés par l’accueil et qui sont maintenant au secteur régulier. La langue d’origine, considérée comme une ressource cognitive et linguistique indispensable, joue un rôle essentiel dans le processus complexe et à multiples facettes de résolution de problèmes parce qu’elle permet aux élèves de comprendre et résoudre un problème (Parvanehnezhad et Clarkson, 2008 ; Takeuchi, 2010). Les élèves peuvent avoir recours à leur langue d’origine pour résoudre des problèmes mathématiques, que ce soit dans leur tête, ou à haute voix (Parvanehnezhad et Clarkson, 2008). Enfin, la maîtrise de la langue d’origine exerce également une influence significative sur les progrès scolaires des élèves en mathématiques, en favorisant les compétences en lecture et écriture dans la langue d’apprentissage (Guglielmi, 2012). Il semble donc que l’utilisation réfléchie de la langue d’origine dans l’enseignement des mathématiques mérite d’être mise de l’avant.
Étant donné que les élèves sont susceptibles de recourir à leur langue d’origine pour mieux appréhender les problèmes mathématiques, il est nécessaire de noter certains facteurs qui influencent ce choix linguistique (Parvanehnezhad et Clarkson, 2008). Tout d’abord, la complexité de la compréhension du texte écrit dans une langue seconde ou étrangère peut constituer un obstacle majeur. Les termes techniques et les structures syntaxiques propres aux mathématiques peuvent être particulièrement déroutants pour les apprenant.es n’ayant pas une maîtrise parfaite de la langue d’enseignement. Ensuite, la sélection de stratégies mathématiques appropriées est étroitement liée à la compétence linguistique spécifique aux mathématiques (Parvanehnezhad et Clarkson, 2008). Les élèves peuvent rencontrer des difficultés pour identifier et appliquer les bonnes méthodes de résolution de problèmes lorsque leur compréhension des consignes données en classe est partielle. De plus, lorsqu’il s’agit de simplifier la résolution d’items difficiles, tels que ceux impliquant des décimales, la barrière linguistique peut rendre cette tâche encore plus ardue. Enfin, le fait de prononcer certains mots ou nombres dans leur langue d’origine peut entraîner des confusions ou des erreurs lorsqu’ils sont utilisés dans un contexte mathématique en langue d’apprentissage. Ces différents facteurs peuvent ainsi constituer des raisons pour lesquelles les élèves peuvent préférer utiliser leur langue d’origine dans un contexte mathématique plutôt que leur langue de scolarisation.
Comment aider les élèves n’ayant pas le français comme langue d’origine?
Pour aider les élèves nouvellement arrivé.es n’ayant pas le français comme langue d’origine dans leurs apprentissages mathématiques, plusieurs pratiques pédagogiques adaptées aux besoins de ces élèves peuvent être mises en œuvre. Par exemple, il est possible d’encourager l’utilisation des expériences personnelles et de la langue d’origine pour clarifier les concepts mathématiques (Gerena et Keiler, 2012 ; Krause et al., 2022), ou encore de poser des questions stratégiques afin de permettre aux apprenant.es de faire des liens avec l’apprentissage des mathématiques dans leur langue d’origine (Tavares, 2015). De plus, simplifier des concepts, utiliser du vocabulaire dans la langue d’origine et créer un environnement bienveillant pour permettre aux élèves de réfléchir à leurs réponses sont également des pratiques qui peuvent être mises de l’avant (Gerena et Keiler, 2012). Enfin, l’introduction d’un module dédié aux compétences langagières essentielles à l’activité mathématique s’avère prometteuse, démontrant la possibilité d’accélérer l’acquisition de ces compétences chez les élèves migrant.es (Milon-Faure, 2014). Ces différentes pratiques sont susceptibles d’aider les élèves nouvellement arrivé.es n’ayant pas le français comme langue d’origine à apprendre et à progresser en mathématiques dans leur nouveau milieu scolaire. Un autre outil qui peut être mis à la disposition de ces élèves est un lexique mathématique bilingue.
Un lexique mathématique bilingue destiné aux élèves immigrant.es
Dans le cadre d’une recherche-action visant à améliorer l’expérience socioscolaire d’élèves nouvellement arrivé.es en situation de grand retard scolaire en classe d’accueil1, un lexique bilingue a été modifié et traduit afin d’aider ces élèves dans leurs apprentissages en mathématiques (Amireault et al., 2022). Cette recherche-action a permis de mettre de l’avant, avec les écoles concernées, des initiatives concrètes à partir des besoins des milieux. Dans une des écoles participantes, la mise à la disposition d’un lexique bilingue pour les élèves avait été relevée comme une pratique à explorer, faisant écho à la voie d’intérêt amenée par l’importance d’avoir recours à la langue d’origine en mathématiques (Ballinger et al., 2020). Cette ressource offre donc des perspectives prometteuses pour soutenir davantage ces apprenant.es dans leur parcours scolaire en mathématiques.
Recherche issue d’un partenariat entre le Fonds de recherche du Québec – Société culture et le ministère de l’Éducation. Selon la définition du ministère de l’Éducation (1998), les élèves en situation de grand retard scolaire « accusent trois ans de retard ou plus par rapport à la norme québécoise et doivent être considérés comme étant « en difficulté d’intégration scolaire » » (p.10).
Ce lexique mathématique est un document modifié à partir du lexique mathématique du 3e cycle du primaire créé par des équipes du Centre de services scolaire des Affluents. Dans le cadre de la recherche-action que nous avons menée, la version originale du lexique a été modifiée, puis validée par des personnes expertes (enseignantes et conseillères pédagogiques en mathématiques). Elle a ensuite été traduite en cinq langues différentes (anglais, espagnol, arabe, créole haïtien et mandarin) par des personnes-ressources compétentes en français et dans la langue ciblée, qui ont apporté leur expertise tant linguistique que mathématique pour la traduction. Leurs connaissances approfondies des concepts mathématiques ont été essentielles pour garantir une traduction précise et adaptée au contexte pédagogique. Chaque lexique bilingue a par la suite été validé par un.e locuteur.trice natif.ve de la langue en question, qui avait également de très bonnes connaissances en mathématiques.
Dans le lexique, chaque terme mathématique (p. ex. addition, angle, circonférence, décimètre, fraction, hypoténuse, ordre croissant, etc.) est présenté en ordre alphabétique pour aider l’élève à se retrouver facilement. Le terme en question est traduit dans la langue-cible, puis une définition et des exemples dans cette même langue sont disponibles, souvent accompagnés d’illustrations2. Le lexique a par la suite été brièvement mis à l’essai par une personne enseignante de mathématiques auprès d’élèves en classe d’accueil. Si un bon nombre d’élèves étaient déjà familier.ères avec les termes mathématiques en français, l’intégration d’illustrations semble avoir facilité la compréhension (Amireault et al., 2022).
- Pour accéder au lexique mathématique bilingue, il suffit de cliquer sur ce lien et de choisir ensuite l’option « Lexique mathématique bilingue » : https://webdocumentaireaccueil.uqam. ca/#Index-Ressources
Les limites du lexique mathématique bilingue et futures recherches
Malgré une mise à l’essai succincte, l’argumentation théorique avancée dans cet article suggère que ce lexique mathématique bilingue pourrait être bénéfique pour les élèves immigrant.es dont le français n’est pas la langue d’origine. Cela n’a cependant pas été vérifié dans le cadre de cette recherche ; il s’agirait maintenant de mieux comprendre l’utilisation qui peut en être faite en salle de classe et à l’extérieur (par exemple comme outil de référence pour faire les devoirs) et de documenter l’impact de l’utilisation de ce lexique bilingue sur la réussite scolaire d’élèves nouvellement arrivé.es. Dans le cadre du projet de recherche, le lexique mathématique bilingue répondait à un besoin provenant de l’enseignement des mathématiques aux élèves de classe d’accueil considéré.es comme étant en situation de grand retard scolaire. Toutefois, depuis que ses différentes versions sont disponibles, nous constatons qu’il est utilisé plus largement dans les milieux, notamment avec des élèves en classe d’accueil qui ne sont pas en situation de grand retard scolaire et avec des élèves immigrant.es qui ont intégré le secteur régulier. Ce lexique bilingue en mathématiques semble donc constituer pour l’instant une ressource additionnelle pour les enseignant.es de mathématiques au secondaire œuvrant, plus largement, auprès d’élèves immigrant.es dont la langue d’origine n’est pas le français. Finalement, afin de maximiser son efficacité dans le cadre éducatif, il nous apparaît judicieux d’éventuellement élaborer une formation destinée aux enseignant.es concernant cet outil émergent qui, nous l’espérons, permettra d’accompagner plusieurs élèves immigrant.es dont le français n’est pas la langue d’origine dans le développement de leurs compétences mathématiques.Références
- AMIREAULT, V., AUDET, G., DUFOUR, F. ET ROBITAILLE, S. (2022). Améliorer l’expérience socioscolaire des élèves nouvellement arrivés en situation de grand retard scolaire : transformation des modèles d’organisation des services par et pour les acteurs du milieu. Rapport de recherche : programme d’actions concertées (FRQSC). URL : https://frq.gouv.qc.ca/app/uploads/2022/10/02_resume_2019-0pza-264523_amireault.pdf
- ARMAND, F. (2012). Enseigner en milieu pluriethnique et plurilingue : place aux pratiques innovantes ! Québec français, 167, 48-50.
- BALLINGER, S. LAU, S.M.C. ET QUEVILLON LACASSE, C. (2020). Pédagogie interlinguistique : exploiter les transferts en classe. The Canadian Modern Language Review, 76(4), 278-292.
- GERENA, L. ET KEILER, L. (2012). Effective intervention with urban secondary English language learners: how peer instructors support learning. Bilingual Research Journal, 35(1), 76-97.
- GUGLIELMI, R.S. (2012). Math and science achievement in English language learners: multivariate latent growth modeling of predictors, mediators, and moderators. Journal of Educational Psychology, 104(3), 580-620.
- KRAUSE, A., WAGNER, J., REDDER, A. ET PREDIGER, S. (2022). New migrants, new challenges? – Activating multilingual resources for understanding mathematics and interactional factors. European Journal of Applied Linguistics, 10(1), 1-30.
- MILLON-FAURE, K. (2014). Répercussions des difficultés langagières des élèves sur l’activité mathématique en classe. Le cas des élèves migrants. Actes du séminaire national de l’ARDM — janvier 2014.
- MILLON-FAURE, K. (2019). Gap in mathematical achievements of migrant students: is it “just” a question of language? International Journal of Special Education, 34(1), 211-225.
- MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION. (1998). Une école d’avenir. Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle. Québec, QC : gouvernement du Québec.
- PARVANEHNEZHAD, Z. ET CLARKSON, P. (2008). Iranian bilingual students reported use of language switching when doing mathematics. Mathematics Education Research Journal, 20(1), 52-81.
- TAKEUCHI, M. (2010). The social organization of mathematics classrooms and English language learners’ opportunities to participate. Canadian Journal for New Scholars in Education, 3(1), 1-9.
- TAVARES, N.J. (2015). How strategic use of L1 in an L2-medium mathematics classroom facilitates L2 interaction and comprehension. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 18(3), 319-335.